Contes
Asie

Le petit Chacal et le vieux Crocodile

level 3
Difficulté ***

Résumé: Le vieux crocodile aimerait bien manger le petit chacal. Un jour il l’attrape mais le petit chacal lui échappe. Le vieux crocodile n’a pas dit son dernier mot… mais le petit chacal non plus !

Le petit Chacal aimait beaucoup les coquillages, et il avait l’habitude de descendre chaque jour à l’embouchure du fleuve pour y chercher des moules et des crabes. Un jour qu’il avait très faim, il mit sa patte dans l’eau sans bien regarder – ce qu’il ne faut jamais faire – et, snap ! en un clin d’oeil, le vieux Crocodile, qui demeure dans la vase noire, l’avait happée dans sa gueule.

« Pauvre de moi ! pensa le petit Chacal, le vieux Crocodile tient ma patte entre ses vilaines mâchoires, il va me tirer dans l’eau et me manger ! Qu’est-ce que je pourrais bien faire pour qu’il me lâche ?… » Il réfléchit un instant, puis se mit à rire tout haut.
— Oh ! oh ! oh ! Est-ce qu’il est aveugle, monseigneur Crocodile ? Il a attrapé une vieille racine, et il croit que c’est ma patte ; oh ! oh ! oh ! J’espère qu’il la trouvera tendre !

Le vieux crocodile était couché dans la vase, et les roseaux l’empêchaient de rien voir. Il pensa : « Tiens, je me suis trompé », et il desserra les mâchoires, et le petit chacal retira sa patte, et se sauva en criant :
— Oh ! Protecteur du pauvre ! Monseigneur Crocodile, c’est bien aimable à vous de me laisser partir !

Le vieux Crocodile frappa de la queue avec colère, mais le petit Chacal était bien loin.

II évita le bord du fleuve pendant plusieurs jours, mais enfin, il eut une si grande envie de manger des crabes qu’il ne put pas y résister. Il descendit donc vers le rivage, en regardant tout autour de lui, soigneusement. Il ne vit rien de suspect, mais, n’osant s’y fier, il se tint à distance en se parlant à lui-même, selon son habitude.
— Quand je ne vois pas de petits crabes, sur le sable, dit-il tout haut, j’en vois qui sortent de l’eau, ordinairement. Alors, j’étends ma patte, et je les attrape… Où peuvent-ils bien s’être cachés, aujourd’hui ?…

Le vieux Crocodile, couché dans la vase au fond de la rivière, écoutait parler le petit Chacal, et il pensa :
— Ah ! je vais faire semblant d’être un petit crabe, et quand il mettra sa patte dans l’eau, je l’attraperai !

Et il fit sortir un peu son museau hors de l’eau. Le petit Chacal le vit tout de suite, et s’écria :
— Oh ! Oh ! Merci, Monseigneur Crocodile ! Merci de me montrer l’endroit où vous gîtez ! Vous avez trop de bonté, Monseigneur ! Je vais chercher mon dîner ailleurs, pour aujourd’hui. Bien le bonjour… Et il se sauva à toutes jambes. Le vieux Crocodile se mit en rage, mais le petit Chacal était bien loin.

Pendant quinze jours, le petit Chacal évita le bord de la rivière, mais à la fin des quinze jours il sentit dans son estomac un vide que rien autre que des crabes ne pouvait remplir. Avec précaution, il descendit vers le rivage, et regarda tout autour. Point de Crocodile, nulle part. Pourtant, il n’était pas bien rassuré. Il se tint un peu à distance, en se parlant à lui-même, suivant son habitude.
— Quand je ne vois pas de petits crabes sur le sable, ou sortant de l’eau, dit-il tout haut, d’ordinaire je vois des bulles d’air dans l’eau. Les bulles font pouff, pouff, pouff, et puis, pop, pop, pop, et cela me montre l’endroit où se tiennent les crabes. Alors, je mets ma patte dans l’eau, et je les attrape. Je me demande si je verrai des bulles aujourd’hui ?

Le vieux Crocodile, couché dans la vase et les roseaux, l’entendit, et pensa:

« Ça, c’est facile. Je vais faire des bulles d’air, et, alors, il mettra sa patte dans l’eau, et je l’attraperai ».

Donc il souffla, souffla, souffla dans l’eau, et les bulles d’air firent un vrai tourbillon.

Le petit Chacal n’avait pas besoin qu’on lui dise qui faisait ces bulles ! Il y jeta un coup d’œil, et se sauva à toutes jambes, en criant :
— Monseigneur Crocodile ! Oh ! Protecteur du pauvre, que vous êtes bon de me montrer où vous vous cachez ! Je vais déjeuner un peu plus loin !

Le vieux Crocodile était si furieux qu’il grimpa sur la berge, et courut après le petit Chacal, mais celui-ci était déjà bien loin.

Après cela, le petit Chacal n’osa plus aller au bord de la rivière, mais il trouva un jardin plein de figues sauvages, qui étaient si bonnes qu’il allait tous les jours en manger.

Le vieux Crocodile s’en aperçut, et décida qu’il aurait le petit Chacal, ou qu’il y perdrait la vie. II rampa jusqu’au jardin de figues sauvages, dont il fit un gros tas sous le plus grand des figuiers, et il se cacha sous le tas.

Bientôt le petit Chacal arriva en dansant, très heureux et sans souci, mais, regardant avec soin tout autour de lui, il vit le gros tas de figues sous le grand figuier.

« Hum, pensa-t-il, ça ressemble singulièrement à une ruse de mon vénérable ami, père Crocodile. Je vais faire une petite investigation ».

Il se tint bien tranquille, et commença à se parler tout haut, suivant son habitude. Il dit :
— Les figues que je préfère sont les figues bien mûres, et fendues, qui tombent quand le vent souffle, et, quand elles sont tombées, le vent les fait bouger sur le sol, de-ci de-là. Les figues de ce gros tas ne bougent pas du tout; je pense qu’elles doivent être mauvaises.

Le vieux Crocodile, caché sous le tas de figues. l’entendit et pensa :
— Peste soit de ce soupçonneux petit Chacal ! Il faut que je fasse bouger ces figues, et il croira que c’est le vent.

Il se mit donc à se tortiller, si fort et si bien que les figues roulèrent de tous côtés, et que l’on put voir les grosses écailles de son dos.

Le petit Chacal n’en attendit pas davantage ; il se sauva hors du jardin, en criant :
— Merci encore une fois, Monseigneur Crocodile, vous êtes bien aimable de vous montrer ! Je n’ai pas le temps de vous saluer. Bonjour !…

Le vieux Crocodile était fou de rage, et il jura qu’il aurait le petit Chacal, chair et os, et il rampa jusqu’à ce qu’il arrivât à la maison du petit Chacal ; il enfonça la porte, et se glissa dedans.

Peu après, le petit Chacal arriva en dansant, très heureux et sans souci, mais, regardant tout autour avec soin, il vit que la terre était tout aplatie, comme si on avait traîné des troncs d’arbres dessus.

« Qu’est-ce que c’est que cela ? pensa-t-il, qu’est-ce que cela peut bien être ? »

Puis il vit que la porte de sa maison était enfoncée et les gonds arrachés, et il répéta :
— Qu’est-ce que c’est que cela ? Qu’est-ce que cela peut bien être ? Je pense que je vais faire une petite in-ves-ti-ga-tion!

Il se tint très tranquille, et commença à se parler tout haut, suivant son habitude. Il dit :
— Comme c’est drôle ! Ma petite Maison ne me parle pas ! Pourquoi ne me parles-tu pas, petite Maison ? D’ordinaire, tu me dis bonjour, quand je rentre. Qu’est-ce qui peut bien être arrivé à ma petite Maison ?

Le vieux Crocodile, caché au fond de la petite Maison, l’entendit et pensa :
— Il me faut parler comme si j’étais la petite Maison, ou bien, il n’entrera jamais !

Il prit une voix aussi douce qu’il put (ce qui n’est pas beaucoup dire), et dit :
— Allô ! allô ! petit Chacal !

Quand le petit Chacal entendit cette voix, il se mit à trembler de peur, et se dit :

C’est le vieux Crocodile, et, si je n’en viens pas à bout cette fois, c’est lui qui viendra à bout de moi ! Qu’est-ce que je vais faire ? Il réfléchit un moment. Puis, il dit gaiement :
— Merci, petite Maison, je suis content d’entendre ta voix, chère petite Maison ; je vais entrer tout de suite, laisse-moi seulement chercher du bois pour faire cuire mon dîner.

Il ramassa autant de bois qu’il put, et encore autant qu’il put, et de nouveau, autant qu’il put, et il empila tout ce bois contre la porte et autour de la maison, et y mit le feu.

Et le bois fit tant de flamme et de fumée que le vieux Crocodile fut séché et fumé, comme un hareng saur !

SARA CONE BRYANT, Comment raconter des histoires à nos enfants, Paris, Fernand Nathan, 1926

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