Contes
Europe de l'Ouest

Le Joueur de fifre

level 3
Difficulté ***
Thèmes : Animaux

Résumé: Un jour, un jeune homme vient en aide à un brochet, une fourmi et une abeille qui lui promettent de lui venir en aide le jour où il en aura besoin.
Le roi entend parler de ce jeune homme qui semble réussir tout ce qu’il entreprend. Il le convoque et le met au défi sous peine de mort de réussir trois épreuves.

Il y avait une fois un garçon qui était habile en beaucoup de choses. Il était, surtout, fort bon sonneur : il n’avait pas son pareil pour faire résonner le fifre ; et comme il allait souvent faire danser, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, pour gagner quelques sous, on ne l’appelait guère autrement que le Joueur de fifre. Un jour qu’il revenait d’une assemblée, en passant sur le bord de la rivière il aperçut à ses pieds un gros brochet étendu sur le sable, la bouche ouverte, et qui semblait déjà à moitié mort. 
– Adieu, Joueur de fifre, dit le poisson. 
– Adieu, brochet, dit l’autre. 
– Voudrais-tu me rendre un service ? 
– Pourquoi pas, si je le peux ?  
– Tout à l’heure, en sautant, je suis tombé hors de la rivière, et je vais périr ici, tu le vois, si tu ne viens à mon aide. Remets-moi dans l’eau, je t’en prie ; si jamais, à ton tour, tu te trouves dans l’embarras, je ferai, moi aussi, tout ce que je pourrai pour toi. 
– Hé ! que veux-tu pouvoir jamais faire pour moi ! dit en riant le jeune homme. 
– On ne sait pas ! dit le brochet. 
Le Joueur de fifre ramassa le poisson, le remit dans la rivière, puis il reprit son chemin, et s’éloigna en sifflant. Un peu plus loin, il entendit encore une autre voix près de lui :
– Adieu, Joueur de fifre. 
Le garçon regarda à ses pieds, à l’endroit d’où venait la voix. Il finit par apercevoir sur le sable une fourmi blessée : elle semblait n’en pouvoir plus, à peine se traînait-elle. 
– Adieu, fourmi, dit-il. 
– Je voudrais te demander un service. 
– Dis toujours, je verrai ce que je pourrai faire. 
– Je me suis blessée, je ne peux plus marcher ; je vais mourir ici si tu n’as compassion de moi. Je t’en prie, porte moi à la fourmilière. Si tu te trouves un jour avoir aussi besoin d’aide, je me souviendrai de ce que tu auras fait pour moi.
– Que veux-tu que je puisse jamais attendre de toi, pauvre bestiole ! 
– Sait-on, de vrai ! dit la fourmi. 

Le Joueur de fifre la ramassa, comme il avait fait du poisson, et alla la porter à la fourmilière, à quelques pas de là, puis il se remit à marcher, sans y penser davantage. Un peu plus loin, une abeille se trouva aussi sur son chemin. 
– Adieu, Joueur de fifre. 
– Adieu, abeille. 
– Est-ce que tu voudrais me rendre un service ? 
– Pourquoi pas, s’il y a moyen ? 
– Je viens de me déchirer une aile, je ne peux plus voler ; de grâce, porte-moi au rucher, ne m’abandonne pas ici ; peut-être qu’un jour ou l’autre je te revaudrai cela. 
– Eh ! pauvrette, quand tu le voudrais, que pourrais-tu jamais faire pour personne ?
– Qui sait ? répondit l’abeille. 
Le Joueur de fifre se baissa, la ramassa avec grand soin, et la porta au rucher, qui se trouvait là tout près. Puis il reprit son chemin et arriva à la maison.

Ce garçon était si adroit, si adroit, et il réussissait toujours si bien dans ses affaires que certains disaient qu’il y avait du plus ou du moins là dessous et qu’il devait être un peu magicien, pour sûr. Et comment donc autrement ? Il venait à bout de tout ce qu’il lui prenait fantaisie de faire ! Voilà ce qu’on disait. Si bien que le roi finit par avoir vent de tout cela, et un jour il lui fit savoir qu’il eût à venir le trouver chez lui, tout de suite, pour certaine affaire, et qu’il n’y manquât point.

Cet ordre étonna fort le Joueur de fifre ; il avait grand’peur que ce ne fut rien de bon, mais que faire quand le roi parle, si ce n’est obéir ? Il partit donc, sans tarder, et quand il fut arrivé au château du roi, celui-ci lui dit :
– On m’a assuré que tu avais un très grand pouvoir, et que tu venais à bout de tout ce que tu te mettais dans l’idée de faire ; à présent, je veux savoir ce qui en est. Tu vois cette clef ? c’est celle de mon trésor. Je vais la jeter dans la rivière, et il faut que dans une heure tu me l’aies rapportée ici. Si tu ne me l’as pas rapportée dans une heure, je te fais pendre. 
En disant cela, le roi se lève, s’approche de la fenêtre et jette la clef droit au milieu de l’Adour, qui passait près de là. 
– Je suis perdu, pensa le Joueur de fifre ; maintenant, personne au monde ne retrouverait cette clef. 
Et il s’en alla, tout triste et la tête basse, et se mit à se promener, le long de la rivière, sans savoir que faire. Il avait beau songer et se creuser la cervelle, le pauvre garçon ne voyait aucun moyen de conserver sa vie. Comme il marchait, il aperçut tout d’un coup un gros brochet qui fendait l’eau en s’avançant vers lui, et quand il fut près du bord ce brochet se mit à dire :
– Qu’as-tu donc aujourd’hui, Joueur de fifre ? Tu n’es pas gai, ce me semble. 
– Que veux-tu que j’aie ? répondit l’autre, on ne peut pas non plus toujours rire. 
– Tu es si soucieux, ce n’est pas pour rien. Je veux savoir ce qui te tourmente. 
– Si tu y tiens tant, je peux bien te le dire, cela n’y fera ni plus ni moins. Le roi m’a fait appeler ; il a jeté la clef de son trésor au milieu de l’Adour, et il m’a dit que si dans une heure je ne lui avais pas rapporté cette clef, il me ferait pendre. Puis-je me réjouir ? 
– S’il n’y a que cela, dit le brochet, ne te fais plus de mauvais sang, je peux te tirer d’affaire. Te souviens-tu quand tu me trouvas à moitié mort sur le bord de la rivière et que je te priai de me remettre dans l’eau ? Tu le fis, et tu me sauvas la vie. Moi, aujourd’hui, j’en vais faire autant pour toi. 
Cela dit, le brochet se retourne et plonge au fond de l’eau, et au bout d’un moment il reparaît et arrive près du bord, portant la clef dans sa bouche. 
Voilà le garçon content ! Tout l’or de la terre ne lui aurait pas donné plus de joie. Il prend cette clef, en remerciant bien le poisson, et court la présenter au roi, sans perdre de temps. 
– C’est très bien, lui répondit le roi, il n’y a rien à dire ; je vois que tu n’es pas un sot mais tu n’as pas fini encore. Maintenant je vais faire éparpiller un sac de millet dans le bois, au milieu des broussailles, et si dans une heure tu n’as pas ramassé tout ce millet, sans qu’il y ait seulement un grain à dire, il n’y a que la potence pour toi. 
Puis le roi appela son valet et lui donna l’ordre de prendre un sac de millet au grenier et d’aller éparpiller ce millet dans le bois, au plus épais du fourré, ce qui fut fait sans tarder.

Voilà donc le Joueur de fifre bien chagriné encore. 
– Le roi veut ma mort, pensait-il, cette fois je ne m’en tirerai pas. Qui viendrait à bout de cette tâche ? 
Cependant, il se dirigea vers le bois et s’assit tristement, la tête dans ses mains, tout désolé de son malheur. Comme il était là à réfléchir, les yeux fixés vers la terre, il aperçut une fourmi arrêtée devant lui et qui semblait le regarder, et cette fourmi se mit à dire :
– Te voilà bien sombre, Joueur de fifre ! Pourrais-je savoir ce qui se passe ? 
– Que veux-tu qu’il se passe ? dit le garçon. Et d’ailleurs, quand j’aurais quelque peine, que me servirait de te la dire ? 
– Plus que tu ne crois, peut-être. Conte-moi ce qu’il y a seulement. 
– Puisque tu y tiens, je vais te l’apprendre. Le roi a fait éparpiller un sac de millet parmi les broussailles du bois, en me disant que si dans une heure je n’avais pas ramassé tout ce millet, autant qu’il y en a, jusqu’au dernier grain, il me ferait pendre. Je vois bien que j’ai fini de vivre. 
– C’est tout ? répondit la fourmi. Eh bien, mon ami, laisse là ta tristesse, je peux te tirer d’embarras. Te souviens-tu qu’un jour j’eus besoin de ton aide ? J’étais blessée, je ne pouvais plus marcher, tu me portas à la fourmilière. Sans toi je serais morte, je ne l’ai pas oublié, et à mon tour, maintenant, je te sauverai la vie.

Ayant dit cela, elle disparut de devant lui, et quand elle revint, au bout d’un moment, elle avait derrière elle toute la fourmilière, qui se répandit aussitôt de tous côtés dans le bois et se mit à ramasser le millet ; de sorte que le garçon n’eut qu’à se croiser les bras et à regarder faire, en moins de rien tout était ramassé sans qu’il y eût seulement un grain à dire. Et quand le roi vint pour voir, il fut de nouveau bien surpris de trouver tout fait comme il l’avait ordonné. Il dit au Joueur de fifre :
– C’est bien, mon garçon, c’est même fort bien ; tu as le diable entre les deux yeux ce n’est pas à faux qu’on te vante ; seulement tu n’en es pas quitte encore. Maintenant, voici, j’ai trois filles, toutes les trois très belles, et si ressemblantes que c’est à peine si je peux les distinguer moi-même, et l’une d’elles est amoureuse de toi. Demain, j’irai les conduire à la sainte table, et quand elles seront dans l’église il faudra que tu saches me dire, devant tout le monde, quelle est celle qui t’aime. Si tu devines elle sera ta femme, tu l’épouseras ; si tu te trompes, tu seras pendu.
Le pauvre Joueur de fifre se trouva encore aussi embarrassé que jamais. Épouser la fille du roi, bon, ce n’était pas cela qui pouvait lui faire peine, mais jamais, ni de près, ni de loin, il n’avait vu aucune de ces trois jeunes filles : comment reconnaîtrait-il celle qui l’aimait ? Il s’en retournait donc tristement, pensant bien que tout était fini pour lui à ce coup, lorsqu’une abeille vola dans le chemin à sa rencontre et lui demanda ce qui lui était arrivé de fâcheux, qu’il faisait si piteuse mine. 
– Je n’ai pas trop de quoi m’égayer non plus ! répondit le garçon. 
Et il lui conta tout de suite son affaire, ajoutant qu’il se voyait bien perdu, que rien, maintenant, ne pouvait lui venir en aide. 
– C’est ce qui te trompe, dit l’abeille. Te souviens-tu qu’un jour tu me trouvas sur ton chemin comme je venais de me briser une aile, et que tu allas me porter à la ruche ? Tu me sauvas la vie ; aussi, à présent, je te rendrai le même service. Demain matin, quand le roi entrera dans l’église, avec ses trois filles, je serai là ; tu me verras voler autour de la tête de l’une d’elles, et je ferai si bien qu’elle finira par prendre son mouchoir et l’agiter pour me chasser. Regarde, ne te trompe pas, c’est celle-là que tu devras désigner au roi. 
Ainsi dit l’abeille. Le Joueur de fifre voulut la remercier, mais quand il ouvrit la bouche elle avait déjà disparu. Il reprit donc son chemin, et s’en revint content et joyeux à la maison.

Le lendemain matin, quand on sonna la messe, le roi arriva et entra dans l’église, avec ses trois filles, toutes trois ressemblantes, toutes trois bien faites, belles comme beaux miroirs. Le Joueur de fifre, tout émerveillé, suivait à quelques pas. 
– Jamais, pensait-il, aucune de ces belles demoiselles ne deviendra ta femme ! 
Mais quand elles se furent assises, il ne tarda pas à apercevoir l’abeille, qui arrivait à l’heure dite : elle vola droit vers l’une d’elles et se mit à bourdonner autour de ses cheveux et de son visage, se rapprochant toujours, jusqu’à toucher ses paupières, tant qu’à la fin la fille du roi tira son mouchoir et se mit à l’agiter pour la chasser de devant elle. Alors le garçon se leva bien vite et il dit au roi : 
– C’est celle qui chasse une abeille de ses cheveux avec son mouchoir, qui tient à moi. 
A peine avait-il achevé que l’abeille s’envola, avec un bruit joyeux, et elle disparut. En même temps, le roi prit la parole : 
– C’est vrai, dit-il, c’est bien celle-là, et puisque tu as deviné, elle est à toi, tu l’épouseras.
Et le Joueur de fifre se vit donc ainsi au bout de toutes ses peines, et qui mieux est, il épousa la fille du roi qui était amoureuse de lui.

Moi je mis le pied sur une taupinière,
Je m’en revins à Labouheyre.

FELIX ARNAUDIN, Contes populaires recueillis dans la Grande-Lande, Paris, Lechevalier E.,1887