Contes
Europe de l'Ouest

Le Drapeau des Tailleurs

level 3
Difficulté ***

Résumé: C’est l’histoire d’un tailleur fort gourmand qui chaque fois qu’on lui apportait une étoffe à tailler, il en coupait un gros bout pour lui-même. Tant et si bien qu’un jour, il fit un horrible rêve où il était jugé par les anges qui lui montrèrent un énorme drapeau fait de tous les bouts de tissu qu’il avait volé. Le tailleur se repentit et devint plus honnête que jamais. Mais bientôt il retomba dans son vice, et ce pire encore. Un jour alors qu’il était bien décidé à prendre un bout de l’étoffe qu’une de ses clientes lui avait apporté, il alla jusqu’à ruser pour la faire sortir de la pièce mais distrait alors qu’il coupait son morceau d’étoffe, il se coupa une artère et alla au ciel. Bien qu’il eu mérité l’enfer, il alla implorer Saint Pierre de le laisser entrer au paradis. Dieu étant absent Saint Pierre finit par céder et lui dit de se faire tout petit. Curieux, le tailleur alla quand même explorer et trouva le trône de Dieu. Il observa son village, et, outré de voir une vieille dame partir avec une de ses chemises qui séchaient au soleil, il lui lança l’escabeau de Dieu à la tête. Quand Dieu revint, il fit avouer son méfait au petit Tailleur et l’envoya au Purgatoire.

Dans le temps, il y avait à Solesmes un petit tailleur du nom de Warlemaque, qui était très curieux. Assis les jambes croisées près de sa fenêtre, il avait sans cesse, tout en maniant son aiguille, l’œil et l’oreille tendue. Il était très doué de ses dix doigts, et aussi voleur qu’un tailleur peut l’être.  

Il était rare que Warlemaque coupe un habit ou un pantalon sans jeter dans le coffre qu’on appelle « l’houle », autrement dit l’enfer, un bon morceau de drap pour s’en faire un gilet. Il avait, comme ça, rassemblé la plus belle collection de gilets qu’on pût voir : il en avait des blancs, des noirs, des bleus, des verts, des colorés et d’autres à grandes manches.  

II  

Depuis longtemps Warlemaque volait ainsi sans honte, quand une nuit il eut un rêve étrange. Il rêva qu’il était devant le tribunal de Dieu. Il y avait à devant lui un rassemblement d’anges et d’archanges. Soudain, Warlemaque entendit qu’on l’appelait : il s’avança tout tremblant. Un ange alors se détacha du groupe, fit quelques pas au milieu de la pièce et, sans dire un mot, ouvrit un grand drapeau de mille couleurs. Warlemaque reconnut tous les morceaux de drap qu’il avait volés, et il eut si peur qu’il se réveilla en sursaut. Le lendemain, il raconta son rêve à ses deux apprentis et leur dit :   

—On est vraiment fou de se condamner pour quelques pauvres morceaux de drap ! Chaque fois que vous me verrez jeter, en coupant, quelque chose dans mon coffre, n’hésitez pas à me crier : « Maître, rappelez-vous le drapeau ! »   

— Nous le feront, répondirent les apprentis.  

III  

Jusqu’à aujourd’hui, Warlemaque se débarrassa d’un de ses défauts : il resta le tailleur le plus curieux de Solesmes, mais il devint d’une honnêteté sans faille et qui fit beaucoup de mal à ses compagnons tailleurs. Les clients s’étonnaient qu’il lui fallût si peu de tissus pour les habiller.   

—Comment cela se fait ? lui dit sa voisine, la mère Perpétue.   

— Cela vient du fait que les gens ont maigris, répondit Warlemaque. C’est fou comme on maigrit à Solesmes depuis quelque temps ! La faute en est à ces brasseurs qui font de la si mauvaise bière ! Il y avait bien trois mois que le petit tailleur n’avait rien jeté dans le coffre, quand un matin le seigneur de Solesmes l’engagea et lui remit un magnifique morceau de drap d’or pour y tailler un vêtement de cérémonie. Jamais Warlemaque n’avait rien vu d’aussi beau. Il emporta le coupon et le déploya sur sa table : plus il le maniait, plus il sentait en lui une démangeaison de s’en offrir un morceau. Finalement, il s’assura du coin de l’oeil que ses apprentis ne le regardaient pas, et crac ! il en fit tomber un morceau de tissus dans son coffre.   

— Maître, rappelez-vous le drapeau ! crièrent les apprentis.   

—Oui, le drapeau, je sais bien, répondit Warlemaque, mais j’ai réfléchi qu’il y manquait justement un morceau de drap d’or.  

IV  

Depuis, le petit tailleur retomba dans ses mauvaises habitudes et, comme cela arrive souvent, il vola dix fois plus qu’avant. Il vola tant, qu’une nuit il revit le drapeau aux mille couleurs. Ce nouveau rêve le rendit sage pour quelques jours, mais bientôt il recommença de remplir l’enfer, en attendant d’y aller lui-même. Un troisième rêve fit encore moins d’effet : le lendemain, en dérobant un morceau de drap, Warlemaque eut l’audace de dire :   

— Bon ! voilà pour le drapeau ! Sa mauvaise réputation revint en un rien de temps. On ne lui aurait plus confié de quoi faire une paire de chaussettes : chacun voulait le voir tailler sous ses yeux ses habits et ses pantalons. C’est ce qu’exigea la mère Perpétue, un jour quand elle vint lui apporter un morceau de drap olive pour habiller son homme de la tête aux pieds. « J’aurai tout de même de ton drap ! » Pensa le malin tailleur. Et il imagina un plan assez intelligent. Il coupa d’abord une large bande et la jeta par la fenêtre en disant :   

— Voici déjà qui n’est bon à rien.   

— Comment ! qui n’est bon à rien ! Je saurai bien en faire quelque chose, moi ! cria la mère Perpétue et, pendant qu’elle courait dans la rue ramasser son morceau, le tailleur se hâta de couper un morceau de drap. Par malheur, juste en ce moment on cassa un carreau de vitre dans la maison d’en face. C’était le cordonnier qui se disputait avec son épouse. Le curieux Warlemaque releva la tête tout en continuant de jouer des ciseaux. Il en joua, hélas ! si maladroitement qu’il se coupa et mourut une heure après. 

V  

Bien qu’il eût bien mérité d’aller en enfer, le petit tailleur prit la route du paradis. Il y arriva un jour où il faisait beau, et Dieu le Père était allé se promener dans les jardins du ciel avec les anges. Il ne restait à la maison que Saint Pierre, et le Seigneur lui avait recommandé de n’ouvrir à personne. Warlemaque frappa tout doucement.   

— Qui est là ? dit Saint Pierre en ouvrant la porte.   

— Le petit Warlemaque, un pauvre et honnête tailleur.   

— Honnête ! honnête ! murmura Saint Pierre. Elle avait les mains baladeuses, ton honnêteté ! Avec le drap que tu as volé on pourrait, Dieu me pardonne ! faire un tapis qui irait d’ici jusqu’à l’enfer.   

— Oh ! monsieur Saint Pierre ! Pour quelques petits morceaux qui tombaient de l’établi et que les marchands n’auraient pas ramassés dans la rue !   

—C’est bon ! Va-t’en : ce n’est pas ici ta place. D’ailleurs, Dieu le Père m’a défendu de recevoir des personnes pendant son absence.   

— Je vous en supplie, mon bon monsieur saint Pierre, ne me forcez pas à me remettre en route. Les tailleurs sont des mauvais marcheurs, et j’ai les pieds tout pleins de cloques. Ouvrez-moi la porte : je balayerai la maison, j’amuserai les enfants, et, en plus, je raccommoderai vos habits.  

V I  

Le concierge se laissa toucher : il ouvrit la porte juste assez pour que Warlemaque pût se glisser dans le paradis.   

— Mets-toi là, dit-il, dans ce coin, derrière la porte, et restes-y sans souffler, afin qu’à son retour, Dieu le Père ne te voie pas. Le tailleur obéit et se fit si petit qu’on l’aurait perdu dans une famille de souris. Au bout d’une heure, saint Pierre eut besoin de sortir un instant. Warlemaque, à qui les pieds démangeaient, se leva de sa cachette, ouvrit une porte, fit quelques pas, puis enfin s’en fut visiter le paradis. Il lui était impatient de savoir quoi penser de son rêve, et si le drapeau aux mille couleurs existait vraiment. Il n’aperçut nulle part le drapeau, mais il arriva à une salle ronde, magnifiquement décorée, où se trouvaient un grand nombre de sièges avec leurs tabourets. Au milieu brillait le trône d’or, où Dieu le Père s’asseoit, les pieds sur un tabouret d’or, pour voir ce qui se passe sur la terre.  

VII  

Le tailleur ébloui regarda longtemps le trône avec des grands yeux. A la fin, il ne put résister à l’envie de s’y asseoir : il vit alors d’un coup d’œil ce que les hommes font dans le monde entier, et on peut dire que les curieux se régalent de ce genre de spectacle. Quand le petit tailleur fut fatigué de l’examiner : « Voyons un peu, se dit-il, ce que font les gens de Solesmes. » Il porta ses regards de ce côté, et d’abord il vu ses chemises qui pendait dans la cour. La mère Perpétue était justement en train d’y ramasser son linge. Voilà que tout à coup notre homme s’aperçut que la vieille dame prenait deux de ses plus belles chemises, et les emportait avec les siennes !   

— Au voleur ! cria le tailleur ; mais la vieille dame ne se retournant pas, il saisit le tabouret et le lui lança à la tête à travers le ciel. Le tabouret lâché, Warlemaque sentit qu’il avait fait une bêtise. Comme il ne pouvait aller le rechercher, il sauta bien vite en bas du trône et retourna se cacher à sa place, derrière la porte.  

VIII  

Il était temps, car la porte s’ouvrit tout de suite après, et Dieu le Père rentra avec les anges. Le petit tailleur était si bien caché, que personne ne le vit. Malheureusement Dieu le Père alla directement s’assoir sur le trône. Il ne trouva pas son tabouret pour y mettre ses pieds et appela saint Pierre.   

— Qu’est-il arrivé à mon tabouret ? demanda-t-il.  

— Je n’en sais rien, Seigneur Dieu, répondit saint Pierre.   

— Tu n’as laissé entrer personne ?   

— Personne au monde, sauf un petit tailleur qui est là derrière la porte.   

— Qu’on me l’amène ! dit Dieu le Père.  

IX  

Le petit Warlemaque s’avança tremblant comme une feuille.   

— Tu n’as pas vu mon tabouret ? lui demanda le Seigneur.   

— Si, Seigneur Dieu, répondit le tailleur.   

— Et qu’est-ce que tu en as fait ?   

—Oh ! seigneur, c’est une honte ! En regardant sur la terre, J’ai vu la mère Perpétue qui me volait mes chemises ! Cela m’a embêté si fort que je lui ai jeté votre tabouret à la tête.   

— Comment, canaille, tu as jeté mon tabouret ! Mais si, au lieu de t’envoyer des avertissements qui n’ont servi de rien, j’avais été aussi rapide que toi, il y a longtemps que je n’aurais plus de tabourets, de pincettes, ni de pelles ! Sauve toi, vilain voleur ! 

X  

Le petit Warlemaque prit ses jambes à son cou et courut droit en enfer ; et, depuis, les tailleurs sont devenus si honnêtes, qu’on a composé sur eux la chanson : Alleluia pour les tailleurs ! Les cordonniers sont des voleurs. Un jour viendra Qu’on les pendra. Alleluia!