Contes
Europe de l'Ouest

La Viole d’Amour

level 4
Difficulté ****
Thèmes : Famille

Résumé: C’est l’histoire de Roland, jeune musicien très doué, qui était amoureux de la comtesse. Elle promit de donner sa rose, le plus beau rubis de son collier et des perles de sa couronne à celui qui saurait l’émouvoir avec sa musique. Tous les instruments ne l’émouvant pas, Roland parti deux ans apprendre un nouveau. Quand il revient, la belle était mariée à un homme fort jaloux. Il lui joua de la viole d’Amour tant et si bien qu’elle pleura d’émotion et lui lança sa rose. Alors qu’il s’apprêtait à jouer un deuxième morceau, le Comte, jaloux la poignarda dans le cœur. Roland, fou de désespoir prit le poignard et poignarda le comte à son tour. Il disparut pendant des années, à moitié fou, il cherchait la belle sans savoir qu’elle était bien morte. Un jour, en vieillard, il tomba sur la chapelle où la statue de la belle était érigée et lui joua un morceau, la croyant vivante. Miracle, la statue pleura et lui donna un rubis de son collier. Le vieillard s’en alla un peu moins fou mais fut arrêté pour vol./ Quand il expliqua son histoire, personne ne le crut, il était condamné à mort. En dernier vœux il voulut jour de sa viole une dernière fois à la statue, et le miracle, celle-ci pleura. Mais comme par précaution, on lui avait enlevé sa couronne et son collier, les larmes se transformèrent en perles qu’elle donna au vieillard. Il fut acquitté et le village adopte la belle comme Sainte.

Dans le temps, il y avait au château d’Antoing, près de Tournay, une jeune comtesse nommée Cécile, qui aimait la musique plus que tout. Or, la cathédrale de Tournay avait alors pour organiste un jeune homme du nom de Roland, qui était fils d’un luthier, et qui était un tel génie de la musique qu’à quinze ans il jouait de tous les instruments connus. Souvent le duc d’Antoing le faisait venir au château pour jouer des morceaux avec sa fille, qui jouait bien de la harpe.  

En ce temps-là, les instruments de musique n’étaient pas parfaits et, même si Cécile prenait un grand plaisir à les entendre, ni la guitare, ni la harpe, ni le piano ne la touchaient au cœur au point de faire pleurer ses beaux yeux.  

— Oh ! disait-elle souvent, s’il se trouvait un musicien qui sût tirer des larmes de mes yeux, je lui donnerais la plus belle rose de mon bouquet, le plus beau rubis de mon collier, la plus belle perle de ma couronne ! Cécile était une merveille de beauté et Roland n’avait pu résister à son charme. Un jour alors qu’elle venait de répéter ses chansons favorites, Roland disparut.  

II  

Cécile pleura le jeune musicien, mais elle eut bientôt d’autres sujets de tristesse. Depuis plus de cent ans les d’Antoing étaient en guerre avec les Bitremont, leurs puissants voisins. Le comte de Bitremont remarqua Cécile dans un tournoi, fut frappé de sa beauté, et la demanda à son père. Le comte était un homme jaloux et violent ; il avait le teint foncé, les cheveux aussi noirs que l’aile du corbeau et l’œil sombre sous d’épais sourcils. Cécile avait peur de lui, mais son père désirait fort ce mariage, qui devait ramener la paix entre les deux maisons. La pauvre enfant céda et regretta vite son choix. Son époux se montra d’une jalousie horrible ; il aurait voulu que sa femme n’aimât que lui seul au monde, et il ne faisait rien pour gagner son cœur. Tout le dérangeait, même l’amour de Cécile pour la musique. Il souffrait impatiemment lorsqu’elle jouait de la harpe ; il alla un jour, dans un accès de colère, jusqu’à briser l’instrument en mille morceaux. La pauvre Cécile pensait bien souvent au temps heureux où elle pouvait, en toute liberté, faire de la musique avec Roland. 

III  

Un soir que la comtesse de Bitremont rendait visite avec son époux au manoir d’Antoing, on annonça qu’un musicien demandait à jouer de son instrument devant les invités du château. Le comte de Bitremont faillit refuser, mais le duc l’ignora, et donna l’ordre de faire venir l’étranger ; c’était Roland. A sa vue, les yeux de la jeune femme s’animèrent.  

— Quoi ! c’est vous ? dit-elle avec un doux sourire. Hé ! d’où venez-vous, beau fugitif ?  

— Belle dame, répondit Roland, vous avez souvent répété que, si vous trouviez un musicien qui pût tirer des larmes de vos yeux, vous lui donneriez la plus belle rose de votre bouquet, le plus beau rubis de votre collier, la plus belle perle de votre couronne. Je viens de passer deux années à Crémone, et j’ai inventé un instrument qui peut-être accomplira ce fait. Le voici. Et il présenta l’instrument. Cécile le regarda attentivement, puis elle dit :  

— Comment appelez-vous ce merveilleux instrument ?  

— La viole d’amour ! Ces paroles augmentèrent la colère du comte.  

— Pourquoi recevons-nous ces mendiants, joueurs de viole et demandeurs d’argent ? murmura-t-il. 

— Je ne suis pas un mendiant, répondit l’artiste, et je ne veux que faire plaisir à madame la comtesse. Prise par l’émotion, Cécile ne remarqua pas la colère de son époux. Sur un signe d’elle, Roland accorda son instrument et commença.  

IV  

L’instrument donnait, en effet, des sons plus doux et plus caressants que tous ceux que la comtesse avait entendu jusqu’alors. L’inventeur en jouait avec un charme étrange. D’abord étonnée, puis émue, la comtesse tomba dans une rêverie profonde. Bientôt ses traits exprimèrent un plaisir intense et, quand l’artiste termina, elle fixa sur lui deux yeux humides. Alors, oubliant tout, elle se leva, détacha la rose qui était sur sa robe et l’offrit au jeune musicien en disant : 

— Jamais, mon doux ami, je n’ai entendu quelque chose d’aussi touchant ! Jouez encore, s’il vous plait, car je veux tenir ma promesse.  

— Tu ne la tiendras pas, malheureuse ! s’écria le comte et, dans un élan de rage, il tira son poignard et le plongea dans le cœur de sa femme, qui tomba morte. Roland poussa un cri, sauta sur le poignard, le retira de la jeune femme, l’enfonça dans le cœur du comte de Bitremont et s’enfuit.  

V  

Il resta vingt ans sans réapparaître. On le pensa mort ; mais il revint et personne ne le reconnut. Le dos courbé, les yeux perdus, la barbe et les cheveux gris, les joues creuses, combien il avait changé ! La vue de Cécile assassinée l’avait fait perdre la tête. Il pensait la jeune femme toujours vivante, mais perdue pour lui, et il la cherchait partout. De grand artiste il était devenu un pauvre homme. Il allait jouant de la viole dans les tavernes et les bars, vivant de la charité des gens. C’était le hasard qui le ramenait aux lieux de sa naissance. La nuit était tombée, quand il se trouva devant le château d’Antoing. Il le regarda et soudain à la lumière blanche de la lune, il avait reconnu le vieux manoir. Il franchit les murs du parc et, au bout de quelques pas, il aperçut une chapelle ouverte. Il y entra. Au milieu de la chapelle s’élevait un tombeau de marbre où se tenait debout une femme jeune et merveilleusement belle. Habillée d’un grand manteau, le front portant une couronne, un collier de rubis autour du coup, les bras croisés, les yeux au ciel, elle semblait écouter les concerts des anges. C’était la statue de Cécile, et l’artiste l’avait faite si ressemblante, que Roland poussa un cri et crut voir Cécile elle-même en chair et en os.  

— Après vous avoir cherchée vingt ans, je vous retrouve enfin, belle dame ! s’écria-t-il. Ah ! j’espère toucher votre cœur et faire pleurer vos beaux yeux ! 

VI  

Il accorda sa viole et se redressa. Il commença alors un chant bizarre et sublime où pleurait la voix la plus triste qui soit jamais sortie d’une personne. Tout à coup, miracle ! L’immobile visage de la statue montra une tristesse profonde, ses yeux se remplirent de larmes et regardèrent le musicien avec une tendresse infinie. Quand il eut fini, la dame décroisa ses bras de marbre, porta la main à son collier, en détacha le plus beau rubis et le présenta à Roland. Le musicien prit en tremblant la pierre précieuse, puis la statue recroisa ses bras et rentra dans son immobilité. Fou amoureux, Roland tomba à genoux et s’écria :  

— Merci ! Belle dame, vous avez tenu votre promesse ; mais est-ce l’artiste seulement qui vous a plu? Oh ! je vous en prie, dites un mot, faites un geste qui prouve que l’homme aussi a touché votre cœur ! Mais la statue resta silencieuse et ne bougea pas, et Roland s’éloigna très triste. Il marcha toute la nuit et le jour dans la campagne. Le soir, fatigué, il demanda à dormir dans une ferme. On l’envoya au grenier. Le matin, des hommes de l’armée vinrent le fouiller et trouvèrent la pierre précieuse sur lui; ils l’amenèrent devant le juge. Aux questions du magistrat il répondit que le rubis lui avait été donné par la comtesse. Le juge crut qu’il était devenu fou, le déclara coupable, et le condamna pour l’exemple à être pendu immédiatement, en face de la chapelle où il avait commis son crime. Suivi d’une grande foule, Roland s’avança entre les gardes. Il ne comprenait pas où on l’emmenait, ni ce qu’on lui voulait. En arrivant au lieu du crime, il aperçut la statue de Cécile. Un éclair de raison se fit jour dans son âme. Il releva la tête.  

— Il est normal, dit-il, qu’on accomplisse le dernier vœu d’un condamné à mort. Qu’on me rende ma viole, je désire en jouer encore une fois ! 

VII  

On lui rendit son instrument. Il alla se placer devant la statue et entonna son chant triste.  

— C’est pour vous, dame, que je meurs, disait-il. Je ne regrette pas la vie, puisque vous ne m’avez jamais aimé ; mais ma mémoire sera chargée d’un crime dont je suis innocent, les laisserez-vous faire ? Et, pendant que sa viole chantait ainsi, il fixait ses yeux sur le visage silencieux de la statue. Au fur et à mesure qu’il jouait, la raison lui revenait. Bientôt il reconnut que ce n’était pas Cécile qu’il avait devant les yeux, mais son image, une froide statue. Le musicien remarquait aussi qu’elle ne portait plus ni son collier de rubis, ni sa couronne de perles. On les lui avait enlevés par prudence et pour ne plus tenter les voleurs.  

— Oh ! c’est bien fini, disait la viole, et vous ne tiendrez pas votre promesse jusqu’au bout. Plus rien ne peut plus me sauver maintenant. Adieu donc, vous que j’ai tant aimée ! À ce moment une voix cria :  

— Regardez ! et un long chuchotement parcourut la foule. Le front de la statue se voilait de tristesse, ses yeux s’attendrissaient. Bientôt deux larmes descendirent lentement le long de ses joues de marbre. La statue décroisa ses bras, rapprocha ses mains ouvertes, y reçut les deux larmes qui se transformèrent en grosses perles, et les présenta au pauvre musicien.  

VIII  

Le peuple cria miracle et délivra Roland. Il redevint un grand artiste. La chapelle devint une destination de pèlerinage et les musiciens choisirent pour patronne Cécile, la tendre fille du duc d’Antoing, qui aimait tant la viole d’amour, qu’à l’entendre, ses yeux de marbre pleuraient des perles.