Contes
Europe de l'Ouest

La Barbe Bleue

level 3
Difficulté ***
Thèmes : Famille Peur

Résumé: Un homme à la barbe bleue ne trouve pas d’épouse à cause de sa barbe. Un jour il arrive à se marier à une jeune fille de sa voisine. Tout allait bien jusqu’au jour où il dut partir pour affaire et laissa les clefs du château à son épouse, en lui interdisant d’aller dans une certaine pièce. Elle promit mais ne put résister à la tentation de savoir ce qu’il y avait dedans. Elle y découvrit les corps sans vie des épouses précédentes de Barbe bleue. Ayant percé son secret Barbe bleue se décide à la faire rejoindre ses autres épouses. Elle sera sauvée par ses frères et trouve un autre homme bon pour se remarier.

IL ÉTAIT UNE FOIS… 

 … un homme qui avait des belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d’or et d’argent, des meubles bien décorés, et des carrosses tout dorés. Mais, malheureusement, cet homme avait la barbe bleue : cela le rendait si laid et si terrible, que toutes les femmes s’enfuyaient devant lui. Une de ses voisines avait deux filles parfaitement belles. Il lui en demanda une en mariage, en lui laissant le choix de celle qu’elle voudrait lui donner. Aucune des deux n’en voulaient, et se le renvoyaient l’une à l’autre, ne pouvant accepter d’épouser un homme qui avait la barbe bleue. Ce qui les dégoûtait encore plus, c’est qu’il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu’on ne savait pas ce que ces femmes étaient devenues. La Barbe bleue, pour faire connaissance, les a emmenées, avec leur mère, et quatre de leurs meilleures amies dans une de ses maisons de campagne, où ils sont restés huit jours entiers. Ils ont fait beaucoup de promenades, parties de chasse et de pêche, ils ont dansé et mangé : ils dormaient peu, et passaient toute la nuit à se faire des blagues les uns aux autres. Tout se passait si bien, que la plus jeune des deux filles a commencé à trouver que le maître de maison n’avait plus la barbe si bleue, et que c’était un homme agréable. Dès qu’ils sont retourné à la ville, le mariage a été conclu. Au bout d’un mois, la Barbe bleue dit à sa femme qu’il devait faire un voyage d’affaire en province, de six semaines au moins. Il lui demanda de bien s’amuser pendant son absence, qu’elle fasse venir ses amies, qu’elle les emmène à la campagne si elle voulait, et qu’elle passe du bon temps :  

 Voilà, lui dit-il, les clefs des deux grands garde-meubles, voilà celles de la vaisselle d’or et d’argent qui ne sert pas tous les jours, voilà celles de mes coffres-forts, où est mon or et mon argent, celles de mes coffrets où sont mes bijoux, et voilà le passe-partout de tous les appartements. Cette petite clef-ci, c’est la clef de la petite pièce au bout de la grande galerie de l’appartement en bas : vous pouvez tout ouvrir, allez partout, mais je vous défends d’entrer dans cette pièce. Si jamais vous l’ouvrez cela me mettra très en colère.  

 Elle promit de respecter exactement tout ce qui lui avait été ordonné ; et après l’avoir embrassée, il est monté dans son carrosse, et est parti pour son voyage. Les voisines et les amies n’ont pas attendu que l’on vienne les chercher pour venir chez la jeune mariée. Elles n’avaient pas osé y venir pendant que son mari était là, à cause de sa barbe bleue qui leur faisait peur. Aussitôt arrivées, elles ont commencé à visiter les chambres, les cabinets, les garde-robes, toutes plus belles et plus riches les unes que les autres. Elles sont ensuite montées aux garde-meubles, où elles ont pu admirer la quantité et la beauté des tapisseries, des lits, des sofas, des tables et des miroirs, où l’on se voyait des pieds à la tête. Le bonheur de leur amie leur faisait envie.  

Elle, par contre, ne s’amusait pas à voir toutes ces richesses, trop impatiente d’aller ouvrir le compartiment interdit de l’appartement du bas. Sa curiosité la rendait si pressée, que sans même penser qu’il était malpoli de laisser ses amies, elle est descendue par un escalier caché. Arrivée à la porte, elle s’arrête quelques minutes, pensant à ce que son mari lui avait dit, et sachant qu’il pourrait lui arriver malheur d’avoir désobéi. La tentation était si forte qu’elle n’a pas pu la surmonter : elle a pris la petite clef, et a ouvert la porte en tremblant. D’abord elle ne voyait rien, parce que les fenêtres étaient fermées. Après quelques instants, elle a commencé à voir que le plancher était couvert de sang figé, dans lequel se reflétaient les corps de plusieurs femmes sans vie. Elle failli mourir de peur, et laissa tomber la clef de l’horrible petite pièce. Après avoir repris ses esprits, elle a ramassé la clef, refermé la porte, et est montée dans sa chambre pour se remettre, mais elle était tellement émue qu’elle n’y arrivait pas. Elle remarqua que la clef qu’elle avait fait tomber était tachée de sang. Elle l’essuya deux ou trois fois, mais le sang ne partait pas ; elle avait beau la laver, et la frotter aussi fort qu’elle pouvait, il y avait toujours du sang. La clef était Fée, et il n’y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait: quand on enlevait le sang d’un côté, il revenait de l’autre par magie. Le soir même, Barbe bleue est revenu de son voyage. Sa femme a fait tout ce qu’elle a pu pour lui monter qu’elle était heureuse de son retour. Le lendemain il lui a demandé de lui rendre les clefs, elle les lui donna, mais d’une main si tremblante, qu’il devina tout de suite ce qu’il s’était passé.  

 Pourquoi la clef de la petite pièce n’est pas avec les autres ? – Il est possible, dit-elle, que je l’aie laissée là-haut sur ma table. – N’oubliez pas de me la rendre, dit Barbe bleue.  

 Après plusieurs retards, il fallait lui apporter la clef. La Barbe bleue, après l’avoir examinée, dit à sa femme :  

 Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef ? – Je n’en sais rien, lui répond la pauvre femme, très pâle. – Vous n’en savez rien, reprit la Barbe bleue ; je le sais bien, moi. Vous avez voulu entrer dans le compartiment ! Hé bien ! Madame, vous allez y entrez, et irez prendre votre place auprès des dames que vous y avez vues.  

 Elle s’est jetée aux pieds de son mari, en pleurant et en lui demandant pardon le plus sincèrement possible d’avoir été désobéissante. Elle aurait attendri un rocher, belle et attristée comme elle était ; mais la Barbe bleue avait le cœur plus dur qu’un rocher :  

 Il faut mourir, madame, lui dit-il, et aujourd’hui. – Puisqu’il faut mourir, répondit-elle, en le regardant, les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier. – Je vous donne un quart d’heure, reprit la Barbe Bleue, mais pas une minute de plus.  

 Une fois toute seule, elle a appelé sa sœur, et lui a dit :  

 Ma sœur Anne, monte, s’il te plait, sur le haut de la tour, pour voir si mes frères arrivent ; ils m’ont promis qu’ils viendraient me voir aujourd’hui, et si tu les vois, fais-leur signe de se dépêcher.  

 Sa sœur Anne monta sur le haut de la tour, et la pauvre femme attristée lui criait de temps en temps :  

 Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu personne venir ?  

 Et sa sœur Anne lui répondait :  

 Je ne vois que le soleil qui brille, et l’herbe verte.  

 Cependant la Barbe bleue, tenant un grand couteau à la main, criait de toute sa force à sa femme :  

 Descends vite, ou je monterai là-haut.  

– Encore un moment s’il vous plaît, lui répondait sa femme et aussitôt elle criait tout bas :  

 Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu personne venir ?  

 Et sa sœur Anne répondait :  

Je ne vois que le soleil qui brille, et l’herbe verte.  

 Descends donc vite, cria la Barbe bleue, ou je monterai là-haut.  

– Je vais arriver, répondait sa femme, et puis elle criait :  

 Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu personne venir ? – Je vois, répondit la sœur Anne, une grosse poussière qui arrive de ce côté-ci…– Ce sont mes frères ? – Non, ma sœur, je vois un troupeau de moutons.  

– Ne veux-tu pas descendre ? criait la Barbe bleue.  

– Encore un petit moment, répondait sa femme ; et puis elle criait :  

 Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu personne venir ? – Je vois, répondit-elle, deux cavaliers qui viennent par ici, mais ils sont encore bien loin. – Enfin, s’écria-t-elle un moment après, ce sont mes frères ; je leur fais signe de se dépêcher.  

 Barbe bleue s’est mis à crier si fort que toute la maison en trembla. La pauvre femme est descendue, et s’est jetée à ses pieds toute triste et toute décoiffée.  

 Cela ne sert de rien, dit la Barbe bleue, tu vas devoir mourir.  

 La pauvre femme, se tournant vers lui, et le regardant avec des yeux tristes, le supplia de lui donner un petit moment pour se recueillir.  

 Non, non, dit-il.  

Et, levant son bras… à ce moment, on frappa si fort à la porte, que la Barbe bleue s’arrêta tout net : on a ouvert la porte, et aussitôt on a vu entrer deux cavaliers qui, l’épée à la main, ont couru droit sur la Barbe Bleue. Il a reconnu les frères de sa femme, l’un soldat et l’autre mousquetaire, ce qui l’a poussé à s’enfuir ; mais les deux frères l’ont poursuivi, et ils l’ont attrapé avant qu’il ait pu gagner l’entrée. Ils lui ont passé leurs épées à travers le corps, et l’ont laissé là. La pauvre femme était faible, et n’avait pas la force de se lever pour embrasser ses frères. Comme Barbe bleue n’avait pas d’héritiers, sa femme a gardé tous ses biens. Elle en a employé une partie pour organiser le mariage de sa sœur Anne, à un homme bon qui l’aimait depuis longtemps ; une autre partie à acheter des équipements militaires à ses deux frères ; et le reste à se marier elle-même à un homme honnête, qui lui a fait oublier tout le mauvais temps qu’elle avait passé avec la Barbe bleue.  

MORALITÉ  

La curiosité malgré tous ses attraits,  

Coûte souvent bien des regrets ;